La quête de soi ou le péril de ses limites

LA QUETE DE SOI OU LE PERIL DE SES LIMITES

γνωθι σεαυτον

L’expression en grec ancien Gnothi seauton, « connais-toi toi-même », faisait partie de l’un des trois préceptes dont « Rien de trop » et « Si tu t’engages, voilà le malheur », offrant un résumé de la sagesse classique, même s’il s’agissait certainement, au départ, de simples proverbes populaires. Ils étaient gravés à l'entrée du temple de Delphes, érigé au cours du IVe siècle av. J.-C.,sur les restes d'un temple plus ancien datant du VIe siècle av. J.-C. Ces maximes étaient associées à la sagesse grecque du VIe siècle av. J.-C., période où l'Oracle de Delphes était à son apogée.

Dans son ouvrage intitulé "Le secret de Socrate pour changer la vie", paru en 2009, François Roustang a examiné la maxime delphique "connais-toi toi-même" d'une manière qui peut être perçue comme provocatrice et subversive. Au lieu de considérer cette maxime comme un appel à une introspection profonde ou à une quête éclairée de soi, Roustang l'a perçue comme une incitation à se libérer de l'auto-projection et des velléités vis-à-vis de la connaissance sur soi-même.

Selon Roustang, le "soi" n'est pas une entité fixe ou essentiellement définie, mais plutôt un processus en perpétuelle évolution. L'acte de "se connaître soi-même" ne serait, en fait, qu'une illusion, car il implique trop souvent la recherche incessante d'une identité stable et cohérente qui ne peut pas exister.

Le philosophe hypnothérapeute soulignera l'importance de l'action et de l'engagement dans le monde, plutôt que de s'accrocher à une notion figée de l'identité personnelle.

Quant à Socrate il n'a transmis aucun savoir, il n'a même jamais appelé personne à "se connaître soi-même". Socrate ne faisait rien d'autre que de déstabiliser toutes les certitudes pour libérer l'esprit se ses opinions et le conduire à s'exprimer sur soi et le monde considérant que toujours quelque chose peut échapper.

Guérir de ses rhumatismes

Les thématiques explorées, à savoir la "connaissance de soi", la "confiance en soi", l'"estime de soi" et "l'épanouissement personnel", ont occasionné, tout particulièrement, en début de mon activité professionnelle, une certaine réticence, induite par les incohérences que j'y décelais. En effet, une sensation de malaise m'assaillait face à la prolifération d'ouvrages abondamment présents dans les rayons des librairies ainsi que les doctrines proposées dans le milieu de la pratique de l'hypnose. On y prônait, comme on y prône encore, pour exemple, une approche de pensée positive orientée solution et guidée par des protocoles prêts à l'emploi.

Nombreux de ces principes, empreints d'une vision "mécaniciste", cherchent à encourager la confiance en soi, la croyance en ses compétences, en son potentiel et ses capacités, ainsi qu'à inciter toujours à l'initiative et au dépassement de soi. Il y a là, bien souvent, un marché du bonheur à la carte qui dégrade le cheminement des lecteurs comme ceux des patients/clients en cabinet de consultation.

Confrontée à ces rhumatismes de l'esprit, répandus et affectant diverses articulations et structures, je me demandais, en lisant le philosophie hypnothérapeute François Roustang, pourquoi il préconisait de « défiger » le corps pour guérir de la "maladie". Selon lui, l'essence même de la pratique de l'hypnose consistait à dissiper les interrogations, dissiper les réponses, pour les transformer en action concrète.

Le titre provocateur de l'un de ses ouvrages « Il suffit d’un geste », paru en 2003 aura déstabilisé plus d'un thérapeute.

Socrate et François Roustang

Socrate, loin de se cantonner à la célèbre maxime « connais-toi toi-même », a adopté l'approche dialogale de la réfutation (ἔλεγχος - elenkhos),

visant à engendrer une confusion chez ses interlocuteurs, ce qui permettait ainsi un démantèlement progressif des idées préconçues (doxa).

Socrate est le précurseur d'une forme de dialogue caractérisée par des questions dont la réponse demeure en suspens indéfiniment ; ce qu'on nomme l'aporie. Une aporie représente une impasse dans la résolution d'un problème, une contradiction insoluble dans un raisonnement, plongeant l'individu dans le doute sans réponse claire à ses questions. Cette méthode est une composante essentielle de l'approche socratique.

Socrate, selon François Roustang, conduisait ses interlocuteurs à l'expérience d'une confusion qui semblait induire une forme de transe. Tel semble être le cas lorsque Socrate les confrontait au point de les déstabiliser, les menant à perdre leurs repères au point de ne plus savoir s'exprimer de façon cohérente.

De l’incohérence et de l’aporie devenues hypnogènes peuvent surgir quelques étranges familiarités dont le patient/client découvre l’inédit d’un savoir qui peut dire : « je sais que je ne sais pas ».

« Toute théorie doit être auto-dégradable »

François Roustang a été un lecteur attentif des dialogues de Platon et d'autres écrits relatifs à Socrate, notamment ceux de son contemporain Livio Rossetti, professeur à l’Université de Pérouse, spécialiste des dialogues socratiques. Rossetti avance l'idée que, par-delà la rhétorique du discours explicite, une autre forme de rhétorique, qu'il qualifie de « macro-théorique », enveloppe ces dialogues, leur conférant des significations échappant aux préjugés communs.

Selon cette interprétation, Socrate serait plutôt le créateur d'une forme de dialogue conduisant à des questions sans réponse précise, privilégiant la stimulation intellectuelle.

L'objectif principal de Socrate résidait dans la déstabilisation de ses interlocuteurs, par le biais de provocations et de doutes, plutôt que dans la recherche d'une vérité absolue.

En se concentrant sur la méthode socratique de questionnement et de mise en doute, les témoignages des dialogues convergent vers une même conclusion : Socrate visait, avant tout, à remettre en question les schémas de pensée établis. L'objectif de Socrate était donc moins de rechercher une vérité absolue que de susciter un changement dans l'existence de ceux avec qui il dialoguait.

Il est ainsi reconnu comme l'inventeur d'une méthode de dialogue singulière, caractérisée par la formulation de questions dont les réponses restent constamment en suspens. Son activité principale consistait à interroger, à remettre en question et à revendiquer son ignorance, refusant ainsi d'endosser le rôle de "maître à penser". Pour Socrate, l'aboutissement d'un dialogue vers une conclusion claire et précise importait peu ; il conduisait ses interlocuteurs à expérimenter l'incertitude.

Cette méthode, qui engendre souvent un sentiment d'absurdité et plonge l'interlocuteur dans l'aporie, vise en fin de compte, selon l'expression de Roustang, à «obtenir un désancrage des habitudes de pensée et d’agir ».

Nombreux sont les thérapeutes qui pourraient être troublés par la proposition de remettre en question la quête du "qui suis-je ?" ou celle de la "connaissance de soi".

Depuis la multitude des demandes, comment expliquer que les questions posées resteront sans réponse. Pire encore, il est nécessaire de ne pas se poser la question "Qui suis-je".

Si la méthode socratique vise à démanteler l'illusion de la connaissance de soi et conduit les interlocuteurs à une impasse qui révèle leur dénuement et leur manque comment aborder, alors, la thérapie ?

L'absolu sans nom, le manque et le hiatus pourraient ils être les marchepieds qui augurent l’élan du désir ?

Le manque, le désir

Le paradoxe ici réside dans le fait que cette "non-pensée", cette suspension de soi-même, cette frustration, ce manque, pour commencer, pourrait ouvrir le champ du désir et par là, du mouvement.

L' impasse, vis-à-vis d'une vérité insoluble, soulignerait la nécessité de comprendre le manque comme élaboration du désir ; désir qui réactiverait du mouvement et éloignerait de l'illusion de la connaissance de soi.

L'exploit thérapeutique et existentiel résiderait dans la capacité à relier l'aspect le plus intime de l'individu avec celui le plus éloigné, c'est-à-dire sa vie individuelle et son intégration au sein de la physis (nature).

Il ne s'agirait plus de rechercher la confiance en soi, l’estime de soi, l’épanouissement personnel, etc., mais plutôt d'explorer le désir d'être-au-monde.

C'est donc, peut-être, en acceptant notre incomplétude que nous pouvons progresser vers une connaissance ouverte et nous orienter vers une dimension où rien est plus que tout.

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