L’hyperobjet psychique

L’homme n’est plus la clef de voute de l’univers. Il peut se consoler de se savoir lieu de passage d’une entreprise qui ne dit d’où elle vient ni où elle va.

François Roustang

Résonnances philosophiques avec les pratiques de l’accompagnement et l’hypnose : La phénoménologie augmentée.

En résonance avec la philosophie, qui a toujours nourri les métiers de l’accompagnement, j'aimerais vous proposer un exercice de pensée audacieux. Cet exercice consiste à croiser deux courants philosophiques : l’un déjà solidement ancré dans les pratiques thérapeutiques, l’autre encore en marge, mais que je souhaiterais considérer comme incontournable pour enrichir les réflexions philosophiques concernant les métiers de l'accompagnement, l’hypnose, dont, bien évidemment, celui de la relation qu’entretien l’être humain avec le monde.

D’un côté, il y a la phénoménologie, avec son attention fine à l’expérience vécue, qui a profondément influencé les pratiques d’accompagnement en apportant une compréhension intime de l’individu dans sa relation au monde. De l’autre, le réalisme spéculatif, un courant philosophique contemporain encore peu exploré dans la sphère thérapeutique et qui offre dans le milieu de la philosophie, des perspectives radicalement nouvelles pour penser et peut-être guider nos existences dans l’appartenance d’un monde complexe et difficilement accessible. 

Voici pour commencer quelques éléments de réflexion du réalisme spéculatif 

Né lors d’une série de conférences tenues à Londres en avril 2007, le réalisme spéculatif a regroupé pour commencer des penseurs tels que Ray Brassier, Quentin Meillassoux, Graham Harman et Iain Hamilton Grant. Tout en étant d’accord sur de nombreux points, chacun va orienter sa pensée de manière spécifique sans rentrer dans un courant philosophique déterminé.

L’une des intentions du philosophe français Quentin Meillassoux est d'échapper au corrélationnisme. Quentin Meillassoux dénonce une philosophie correlationniste, c’est-à-dire une vision du monde exclusivement corrélée au sujet. La critique s’adresse à une grande partie de la philosophie moderne et contemporaine, notamment à Kant, Husserl et Heidegger, qui insistent sur le fait que notre connaissance est toujours médiatisée par les structures de la pensée ou de l'expérience.

Dépasser le corrélationnisme avec le réalisme spéculatif engendre une pensée qui affirme la possibilité de concevoir et de spéculer l'absolu, c'est-à-dire une réalité indépendante du sujet.

De manière générale, le réalisme spéculatif adopte une perspective qui décentre l’humain en tant que mesure de toutes choses, pour envisager les entités du monde dans leur autonomie, indépendamment de leur relation avec les êtres humains.

En somme, le réalisme spéculatif cherche à renouer avec le réel en lui-même, indépendamment de toute médiation subjective. Cela implique de reconnaître que le monde existe et opère selon ses propres lois, au-delà de notre perception ou de notre compréhension. Ce courant invite à explorer les objets, les entités et les processus du monde dans leur autonomie, sans les réduire à des constructions mentales ou à des représentations.

L’approche phénoménologique est donc, ici, dépassée ou dirais-je, pour mon argumentation, augmentée

La phénoménologie, pour rappel, est une approche philosophique qui se concentre sur l’étude systématique de l’expérience vécue et de la conscience, en d’autres termes elle explore la manière dont le monde se manifeste à notre conscience et s’incarne dans notre vécu. Elle considère ces expériences comme des phénomènes qui n’existent que dans leur relation à notre conscience. Le concept d’intentionnalité, central dans cette approche, signifie qu’un acte de visée est nécessaire pour qu’un phénomène puisse être perçu. J’aime considérer la phénoménologie comme une intention, une action qui  est celle de « regarder ce qui nous regarde, sentir ce qui nous touche, entendre ce qui nous parle ».

Alors, là où la phénoménologie insiste sur l’inséparabilité du phénomène et de la conscience qui le perçoit, le réalisme spéculatif considère le réel complexe qui, de plus est, dépasse les limites imposées par la subjectivité humaine. Bien que ces deux perspectives semblent opposées, leur mise en dialogue ouvrirait des perspectives pour les pratiques thérapeutiques. Nous verrons notamment comment l’hypnose, telle que développée par François Roustang, peut être mise en résonance avec cette exploration du réel. 

Si jusqu’ici la phénoménologie apparaissait sous le mode direct de ce qui se donne à la conscience, regardons de plus près comment en aborder avec finesse son approche qui permet grâce à son concept clé d’épochè (terme grec qui signifie suspension) de suspendre nos jugements et idées préconçues afin d'explorer l'expérience pure et immédiate du vécu. Ici l’être humain se décentre des injonctions socio-culturelles, de la dictature du « on » selon les termes de Heidegger pour ouvrir sa conscience et son regard sur ce qui lui est de plus authentique.  Cette suspension n’a pas pour but de nier l’existence du monde, mais d’ouvrir un espace réflexif permettant de revenir à l’expérience immédiate. Merleau-Ponty, tempèrera la question de l’épochè en faisant remarquer que la suspension n’est pas possible absolument car l’existence incarnée du sujet l’immerge nécessairement dans ce monde. Après Husserl il reformulera l’épochè comme une manière de prendre conscience des préjugés plutôt que de les suspendre totalement.

Pour exemple, lorsque l’on regarde une œuvre d’art, l’épochè consiste à suspendre nos connaissances historiques ou artistiques sur l’œuvre pour nous concentrer sur ce qu’elle évoque directement dans notre expérience.

Du côté de la relation, l’épochè permet d’examiner comment l’autre apparaît comme un sujet autonome, sans projeter sur lui des catégories sociales ou psychologiques préconçues. Dans le cadre des pratiques d’accompagnement, cela se traduit par une écoute attentive, une présence authentique et éclairée sur l’expérience du patient compte-tenu des idées reçues, des théories et des grilles de lecture tant du côté du praticien que du patient.

Pour Emmanuel Lévinas, la relation à l’Autre est avant tout une relation éthique, et non simplement ontologique. Cela signifie que l’Autre n’est pas un objet parmi d’autres dans le monde, mais une altérité radicale.

Comment concilier les deux approches, celle de la phénoménologie et celle du réalisme spéculatif ?

La phénoménologie et le réalisme spéculatif, bien que distincts dans leurs postulats et objectifs, partagent une quête commune : dépasser les limitations des cadres conceptuels traditionnels pour approfondir notre relation au réel. Cette convergence dans l'intention ouvre la possibilité d'une conciliation enrichissante, qui permet  d'ouvrir l’être humain à lui-même tout en le réinscrivant pleinement dans le monde. 

Ici, l’épochè pourrait alors être envisagée comme un tremplin, prenant au sérieux un premier plan centré sur l’expérience humaine pour ouvrir un deuxième plan où le réel est interrogé dans son autonomie. L’humain n’est plus, ici, le pivot du sens, mais un acteur parmi d’autres dans un univers composé d’objets, de relations et de processus autonomes qui engendrent des réactions et un maillage qui dépassent ce dont il a conscience à priori, comme par exemple : la pollution, le réchauffement climatiques, l’économie, etc.

Deux dimensions complémentaires du réel 

Je voudrais arguer que les deux visions ne sont pas nécessairement incompatibles. Si la phénoménologie explore la richesse du vécu humain et la manière dont le sens émerge de sa conscience, le réalisme spéculatif invite à augmenter cette perspective pour penser un monde où l’humain est inscrit dans un réseau plus vaste de relations

Cette double approche permet d’ouvrir l’être humain à lui-même, en approfondissant sa capacité à habiter le monde de manière réflexive, tout en l’inscrivant dans une réalité plus vaste où il est à la fois acteur et témoin. 

Revenir aux choses mêmes

« Revenir aux choses mêmes », (je reconsidère, ici d’une phrase très connue du philosophe phénoménologue Edmond Husserl) pour y voir une ouverture qui pourrait dérouter l’humain du centre du monde, comme seul producteur de sens et seul sujet du réel et ainsi s’ouvrir au réalisme spéculatif, soit de se tourner vers un avenir où l’humain retrouve une place, non pas en domination, mais en cohabitation et relation avec le tout de ce qui existe et qu’il habite.

« Ainsi – répétait à nouveau le philosophe contemporain Renaud Barbaras dans une conférence de 2024 - ce n’est pas parce que j’ai un corps que j’appartiens au monde; c’est au contraire dans la mesure où j’appartiens au monde que j’ai un corps. Il est donc nécessaire de remonter de la dimension phénoménale du corps vers l’appartenance qui en constitue le sens d’être véritable ».

Soucie-toi de tout ce qui existe 

Cette maxime grecque de Périandre de Corinthe, l’un des sept sages de la Grèce antique, nous renvoie à une époque où les sages comprenaient la nature (physis) comme une totalité où l’humain était en profonde connexion avec le monde. Se soucier de soi, c’était aussi se soucier de l’autre, de la nature, et de l’univers dans son ensemble. Les anciens grecs percevaient l’interconnexion entre l’humain et le monde comme une condition fondamentale de l’existence.

Cette vision holistique est, aujourd’hui, résonnée par le réalisme spéculatif, qui propose de sortir du cadre anthropocentrique traditionnel, où l’humain serait la mesure de toutes choses. Il nous invite à spéculer sur un monde qui ne se réduit pas à notre perception, mais qui existe indépendamment de notre conscience et de nos projections.

Thérapie et hypnose atmosphérique

En ce sens, la thérapie et l’hypnose ne se contentent pas de sonder l’intériorité humaine ; elles plongent l’humain dans un réseau d’interactions où lui, les objets, et l’environnement se retrouvent dans une présence mutuelle. L’hypnose, telle que l’a théorisée François Roustang avec la notion de perceptude, n’avait-elle pas déjà permis cette réconciliation dans un monde plus vaste et interconnecté, marqué par la continuité et la prise en compte de tous nos liens avec le monde ?

La perceptude ne cherche pas à tout contrôler ou à tout analyser, mais invite à une ouverture complète à ce qui nous entoure et à percevoir sans hiérarchiser. Elle nous engage dans une expérience immersive où les frontières entre le sujet et l’objet se dissolvent, dans un acte perceptif global, non segmenté.

Cette approche nous reconnecte à une perception première, mise en lumière par l’hypnose, où le sujet et l’objet se fondent l’un dans l’autre, créant une expérience d’unité et d’immersion totale. Plutôt que de rester captifs d’une vision fragmentée, déconnectée, la perceptude permet à l’individu de retrouver une perception holistique de l’environnement, où il ne se distingue plus des objets perçus.

Loin d’être un simple outil thérapeutique, l’hypnose devient un moyen de rétablir cette fluidité, cette continuité entre l’humain et son monde, entre ses forces intérieures et les forces extérieures qui l’environnent.

Partout à la fois

En résonnance étroite avec François Roustang, considérons que la perceptude est : je cite un passage de son ouvrage « Il suffit d’un geste » qui propose un instant de confusion pour se laisser mouvoir dans le cours des choses : C’est :

le passage d’un type de perception à un autre, de la perception des êtres et des choses, dans la maîtrise et l’objectivité, à une perception de tout à la fois, à un sentir partout à la fois, qui emportent le sujet dans l’objet et par lesquels l’objet constitue à nouveau le sujet sans qu’il ait à savoir comment et pourquoi. S’il le savait d’un savoir distancié et explicite, il ne pourrait pas se laisser mouvoir dans le cours des choses.

le 08 décembre 2024

Nathalie Roudil

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